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Musical journey in USA round 2



le 12 octobre 2011 



HiHo Lounge : the dancer’s true academy

 

Par Emmanuel Parent (texte et photos)

Nous reprenons le fil de notre journal de bord, après un retour et une rentrée chargée et riche en concerts, événements, recherches, pour Emmanuel et Raphaël

Jeudi 21 avril, 22h30. J’arrive en vélo sur Saint-Claude Avenue, à la limite du faubourg Marigny et du 7th ward, les perceptions dilatées par l’atmosphère nocturne et mes sens en alertes. Un peu impressionné, forcément. C’est ma première incursion de nuit dans les quartiers noirs. Même si nous ne sommes qu’à la périphérie, l’ambiance à l’extérieur du club achève de me convaincre que j’ai bien franchi la color line. L’homme à l’entrée qui me demande $5 mesure dans les 2 mètres. Il a une stature de footballeur, américain s’entend. Toutes les dents supérieures en or. Habillé en blanc de la tête aux pieds, il porte une casquette des New York Yankees blanc sur blanc, de laquelle émergent de fines dread locks. Il a un survêtement uni, et des Nike ‘Air force one’, blanches bien sûr, ce modèle qu’on appelle à New York les ‘uptown’, tant elles symbolisent de façon univoque la culture noire de Harlem. Mises à la mode par la rappeuse Missy Eliot au milieu des années 1990, ces chaussures cumulent ironiquement deux symboles du pouvoir américain – la blancheur immaculée et le nom du fameux avion présidentiel.

Je pénètre dans le petit club racheté par un couple après Katrina. Sarah Quintana m’en retrace l’histoire, le jour du festival alternatif Chazfest, le 3 mai suivant : « John et sa femme ont repris ce vieux club, il l’ont rénové donc c’est beaucoup plus propre. Il y a plusieurs scènes qui viennent s’y produire les soirs de la semaine. Le lundi c’est bluegrass, le mercredi c’est les fanfares de la rue, puis aussi Jonathan Freilich, Alex McMurray, on joue tous à hi-ho. C’est aussi un lieu ouvert à la programmation extérieure, et des musiciens y produisent leurs soirées. Ça danse swing, il y a des nuits de swing, de brass band, de funk. Ils programment même parfois du Circus, c’est-à-dire aux États-Unis les spectacles bizarres, side show, les gens qui mangent le feu, les couteaux, les clous, le hollyhop… C’était le propre du Hi-Ho avant Katrina. »

Tous les jeudis, la soirée est assurée par le STOOGES BRASS BAND. À l’intérieur, avant que les musiciens ne s’installent, la musique bounce rap règne en maître. Je demande au serveur ce que nous entendons. Il marque sur mon carnet : BLACK N MILD. C’est une sorte de raggamuffin électro et hip hop ultra rapide et agressif dans la scansion. J’achèterai plus tard un CD de ce groupe, « au cul du camion » sur un petit parking non loin de là. Le Bounce rap se situe clairement dans la mouvance du Gangsta rap californien (voir les featuring de Snoop Doggy Dog sur l’album de C-Murder « Bossalinie », 1999). Mais sa particularité est de s’appuyer sur le rythme bounce. Selon Bruce ‘Sunpie’ Barnes (un musicien polyvalent, initié de différents cercles, pédagogue, et ethnomusicologue dans le cadre de son travail au Jazz National Park de New Orleans, avec qui nous avons fait trois entretiens), le rythme bounce est propre à la Nouvelle-Orléans. Il remonterait directement aux danses des esclaves à Congo Square au XIXe siècle. Il a en tous cas traversé le jazz (Jimmy Lunceford a composé des morceaux sur ce rythme, me dit Raphaël). Il est utilisé aujourd’hui par les fanfares brass band funk qui animent les Second line. « Just that same old shit », me dit Sunpie, alors qu’il frappe le rythme bounce avec un crayon sur la table de la Marigny Brasserie où nous le rencontrons la première fois. La musique bounce rap, qui est donc spécifique à New Orleans (« I guess the sound is exotic to the people from the rest of the country » dit Sunpie), semble avoir vécu son heure de gloire médiatique avant Katrina. On ne trouve plus de disques de Bounce rap dans les recordshops de la ville. Pourtant, cette musique est toujours intensément écoutée par la communauté noire, dans les pick-up qui passent dans la rue avec les basses saturées, dans le cortège avant des second line, dans les bars appropriés…
Les clubbers du HiHo Lounge, hommes comme femmes, sont très sapés. Ils ont entre 20 et 40 ans. Les hommes arborent un look hip-hop plus homogène que celui des femmes, chez qui on découvre plus d’exentricité. On sent néanmoins pour certains hommes une influence de la mode africaine (coupes amples et droites, tissus légers, souliers vernis colorés). Pour les femmes, cela va de la mini-jupe rose fluo et top vert fluo, à l’ensemble talons hauts-jean-chemisier (belly free) uni en orange vinyle. Les filles sont magnifiées par leurs tenues : fines ou grosses, petites ou grandes, je ne peux hiérarchiser leur beauté. Les femmes fortes assument leur rondeur par des tenues appropriées (qui ne les dissimulent pas bien au contraire), et de nombreux tatouages qui les embellissent. Ces femmes fortes sont autant l’objet des attentions des hommes que les femmes longilignes. Elles semblent même s’adonner à une surenchère d’érotisme dans leur danse. Elles paraissent plus libres de leur corps. Les essences mélangées des parfums des hommes et des femmes sont enivrantes.
Puis l’orchestre, le STOOGES BRASS BAND, se met en place. Même dispositif instrumental que lors de la second line observée le dimanche précédent : deux trombones, une ou deux trompettes, un saxophone ténor, un soubassophone et une section de percussion de trois ou quatre personnes (à noter que le bass drum frappe sa ride avec un tournevis au métal épais, chose que j’ai vu quasi systématiquement chez les brass band ici). Le problème est que ces musiciens jouent dans ce petit club exactement de la même façon que lorsqu’ils doivent entraîner 300 personnes dans la danse de rue, en plein air ! C’est-à-dire comme des brutes, sans aucun esprit de nuance, alors qu’ils sont sonorisés avec plusieurs micros. Les cuivres soufflent à plein poumon, souvent dans les oreilles du voisin, ce qui pose de sérieux risques pour leur santé auditive. Que deviendront ces musiciens dans une quinzaine d’années ? Raphaël, qui arrivera dans le club à la fin du 2e set, aura la même impression. Bruce ‘Sunpie’ qualifiera cette attitude de « musical ignorance », lorsque nous en discuterons avec lui le lendemain. Je ne m’habituerais à cette intensité sonore qu’au bout d’une vingtaine de minutes, pour me rendre compte alors que le niveau musical et d’improvisation est tout bonnement excellent.

Ce niveau sonore ne dérange absolument pas les danseurs présents au centre de la piste, qui se mettent immédiatement en mouvement. Le ‘Ring shout’ que j’avais commencé à observer sans trop y croire le dimanche précédent, se remet instantanément en place. Deux ou trois danseurs se mettent à danser au centre du cercle, et concentrent l’attention de tout le public qui frappe dans les mains et danse en les observant. Au bout d’un temps assez court (une à deux minutes), ils se refondent dans le cercle et d’autres danseurs prennent le relais. Par rapport à la second line cependant, le niveau de danse s’est incontestablement élevé. Les danseurs présents au centre de la piste sont d’une grande qualité. Je me rends bientôt compte que ce sont eux le véritable clou du spectacle. Sarah Quintana m’expliquera plus tard que le groupe sur scène vient souvent avec son ‘following’, et que parfois les danseurs principaux sont payés, au même titre que les musiciens. Je retrouverai d’ailleurs les mêmes musiciens et les mêmes danseurs trois jours plus tard, lors de la second line des quartiers noirs uptown, organisée par le Pigeon steppers social and pleasure club (1994). Tout est affaire de communautés, de micro-communautés même (ou plutôt de communautés emboîtées). Les photos de danseurs (deux femmes, un homme) jointes à ce texte sont ceux que j’ai reconnus trois jours plus tard dans la rue lors de la parade des Pigeons Steppers, en haut de la ville.

Les danses semblent très codifiées. Il me faudra me plonger dans la littérature académique existante à ce sujet pour en savoir plus. Avec cette idée que la performance dansée retient peut-être davantage l’histoire musicale d’un lieu où d’une communauté que ne peuvent le faire les musiciens – et sans que cela fasse l’objet d’un savoir formalisé et discursif (voir sur ce point les travaux de Lhamon sur les pas de danse minstrels qui se transmettent sur plusieurs générations, au nez et à la barbe de leurs censeurs). C’est peut-être ces corps dansant qui sont le véritable conservatoire de la musique et de la culture afro-américaines, cette troisième institution dont parlait Ralph Ellison. C’est dans les corps qu’on peut le mieux dissimuler les savoirs communautaires réprimés par ailleurs.
J’observe la ‘danse de la chemise’ : un homme assez fort, qui porte une chemise ouverte sur son T-shirt, soulève alternativement et pendant une minute les pans gauche et droite de sa chemise, avec une grande élégance. Un autre danseur entre en piste. Il exécute un pas que j’ai vu plusieurs fois lors de la second line : sur une base de mouvement de pieds extrêmement rapides, et qui constitue le pas de base dans les second line, il simule une chute désarticulée, comme ces petits jouets en bois (des vaches ou des girafes) tenus par un élastique et qui se désarticulent quand on appuie avec le pouce sur le bouchon, libérant alors la tension de l’élastique. La prouesse gymnastique est impressionnante, puisque le danseur se relève du sol en une fraction de seconde, sans l’aide de ces mains. J’avais vu certains de ses pas lors de la second line, mais ici, tout est plus abouti, plus virtuose, plus mis en scène.

Est-il besoin de préciser que tous ces danseurs s’affrontent en permanence ? L’esprit du battle est le fil dramatique de la soirée, le centre du spectacle. (Les musiciens sont à l’extérieur. Ils sont là pour produire du son. On ne les écoute pas pour leur musique. Dès qu’ils s’arrêtent, c’est le bounce rap qui reprend ses droits, diffusé depuis le bar.) Le battle, donc, semble parfaitement réglé. Les conflits permanents entre danseurs se résolvent par le retrait du danseur qui est là depuis plus longtemps, pour laisser place à celui qui est venu le défier. La règle implicite semble être : « Tu peux occuper le dancefloor que si tu n’empêches pas un meilleur danseur de s’exprimer et de s’illustrer. » Raphaël a pris une vidéo intéressante, sur la place de la cathédrale Saint-Louis, trois jours plus tard. Un brass band joue pour les touristes. Un grand Noir de 40 ans assure la danse, en faisant office de maître de cérémonie ou de Grand marshall ad hoc. À un moment, une jeune femme d’origine asiatique se met à effectuer des pas de danses qui ne sont pas dans la tradition New Orleans. Elle danse hip hop, ce sont des pas de break dance au sol. (Si on devait rattacher cette danse à un lieu, ce serait le Bronx à New York.) Qu’importe. Elle fait montre de virtuosité, et le danseur noir s’empresse de lui tourner autour avec des pas saccadés, en venant la défier. Ce faisant, il la met à l’épreuve tout autant qu’il reconnaît la qualité de son intervention dansée. Sa virtuosité (et non pas son respect de certains pas traditionnels qu’il faudrait impérativement maîtriser) a suffi à légitimer sa place. On se croirait dans les livres de William Lhamon quand il décrit les transactions dansées commerciales sur Catherine Street market dans le New York des années 1820.

[À ce propos, il serait intéressant de revenir sur le terrain avec un danseur hip hop français professionnel. De la même façon que Raphaël a su s’imposer sur les différentes scènes que nous avons rencontrées, sans pour autant jouer toujours exactement dans la tradition du moment, il serait intéressant d’essayer de pénétrer des cercles de danseurs avec un danseur français exogène. Je suis sûr qu’il se passerait la même chose : les réactions extrêmement positives que Raphaël a su déclencher – quand une réputation orale a commencé à circuler sur lui parmi les musiciens de Frenchmen Street, après seulement deux semaines de présence sur place, dixit Brad, notre informateur de la Marigny Brasserie. Cela pourrait venir densifier encore un peu plus notre dispositif d’observation et de recueil de données.]

À un moment, j’observe un conflit qui dure plus longtemps que prévu. Un petit homme avec quelques dents en or, que je recroiserai de nombreuses fois dans la suite de mon parcours à New Orleans (c’est lui qui descend du tram sur la photo), danse moins bien que les autres à l’évidence. Mais il essaie de s’imposer malgré tout et revient systématiquement au centre de la piste. Pour l’évacuer, d’autres danseurs exécutent des pas de plus en plus virtuoses. La tension augmente, et on le pousse vers l’extérieur, sans les mains mais avec des positions de corps. La femme en orange vinyle intervient alors en faisant une marche dansée, sorte de parade avec le buste en avant qui me rappelle le Bird Step qu’on voit parfois dans les shows TV soul train des années 60 (voir également dans Les Blues Brothers, la scène de danse collective délirante dans le south side de Chicago avec Ray Charles – « do the bird, do the bird »). Puis, la danseuse éclate de rire en se retirant immédiatement de la piste, comme si elle savait que ce n’était pas à elle de résoudre le conflit dansé entre les deux hommes. Parce qu’elle est une femme ? Ou bien a-t-elle tout simplement effectué un signifying dansé pour chambrer le petit danseur aux dents en or et habillé en noir qui se prenait pour plus gros qu’il n’était. « Pick that poor robin clean ! » disait-on dans les années 1930 sur les scènes noires d’Oklahoma City ou de Kansas City. Le battle de danse n’a semble-t-il qu’un seul but : l’excellence et la virtuosité. Il mérite alors d’être comparé aux jam sessions musicales, qui pour Ralph Ellison étaient « the jazzman true academy ».

La pause arrive. Dehors, une autre institution s’est mis en place : la soulfood et les barbecue ribs. Deux pick-up sont garés à l’extérieur du club, avec des grills installés à l’arrière, des glacières remplies de glace pour les bières et des pots de sauces piquantes sur le toit, exactement comme lors de la second line. L’odeur de porc grillé envahit Saint-Claude avenue, rendant l’endroit irréel, à minuit dans ce quartier noir de New Orleans. L’ambiance est assez détendue. La majorité des personnes présentes ce soir est noire, mais les Blancs sont tout à fait acceptés et intégrés. De ce que je peux en juger, il s’agit de touristes et de quelques hipsters blancs. Ils ne participent pas toutefois à la danse, et au rituel du Ring Shout. Je finis par me décider à rentrer chez moi, avant la fin du second set. Mal m’en a pris. Raphaël, qui arrive tout juste de l’aéroport et que j’avais prévenu par mail de ma soirée au Hi-Ho Lounge, a décidé de me rejoindre vers 1h du matin, quelques minutes après que je sois parti.



1 Message

  • Musical journey in USA round 2 22 juin 2012 17:44, par camille

    Hey !

    J’ai été pendant mon année de vie à la Nouvelle Orléans une grande adèpte du HiHo qui, avec les second line, m’ont ressourcé comme jamais.
    ça me fait grand plaisir de vous lire, ça me rappel cet atmosphère.
    Je n’arrive cependant pas à voir vos photos , cela me donne juste un grand carré tout blanc.

    Je vous remercie en tout cas pour ce partage de ce qui fut ma deuxième maison

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Musicien autodidacte né en 1974, Raphaël Imbert poursuit un chemin atypique (...)

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